lundi 14 juin 2010

Quelques questions autour de l'ingénierie tutorale. Par Jacques Rodet


L'ingénierie tutorale telle que je l'ai définie rassemble les différentes actions qui peuvent être menées lors de la phase de conception d'une formation à distance ou d'une formation hybride pour penser et dimensionner les services tutoraux qui seront offerts aux apprenants.

S'il s'agit d'une démarche qui se veut systématique et systémique, il est bon de préciser d'emblée qu'elle ne vise pas à modéliser les apprenants dans le but de les faire entrer et de les maintenir dans des catégories particulières auxquelles seraient attachés certains types d'interventions tutorales. En effet, si les modèles sont utiles lors de la phase de conception, ils se révèlent souvent peu adaptés à la complexité dont chaque apprenant est porteur. Il y a donc bien deux phases à distinguer en matière de tutorat, celle de l'ingénierie tutorale qui a pour but d'aider les concepteurs à imaginer les services tutoraux et celle des interventions du tuteur auprès de chaque apprenant qui consiste à adapter la délivrance de ces services aux besoins, à la personnalité et aux caractéristiques de chaque apprenant. Ainsi, si lors de la phase de conception, le recours à la modélisation des apprenants est pertinente, elle ne peut servir de seul viatique au tuteur en action lors de la phase de diffusion de la formation.

Ces précisions apportées, il n'en reste pas moins un certain nombre de questions relatives à différents aspects du tutorat à distance telles que la place de l'exercice de son autonomie par l'apprenant au sein de la formation et de son système tutoral ce qui amène à s'interroger également sur la proactivité et la réactivité du tuteur, la place de la rétroaction aux travaux de l'apprenant, la place des interventions du tuteur à l'égard de l'apprenant sur le plan socio-affectif.

L'autonomie et la fonction d'aide du tuteur à l'apprenant
Aider pour rendre autonome n'est-ce pas déjà réduire de manière drastique la liberté de l'apprenant ? N'est-ce pas poser par avance le fait que l'apprenant est en situation inférieure de laquelle il ne pourra s'extraire sans intervention du tuteur qui aura alors, paradoxalement, tendance à accentuer le lien de dépendance à son égard ? L'utilisation de modèles classant les apprenants en différents types, n'est-elle pas de nature à seulement favoriser l'économie du tutorat au dépend des réels besoins ressentis ou non par l'apprenant ?

L'autonomie est souvent présentée comme un pré-requis des apprenants à distance. D'autres auteurs considèrent davantage qu'il s'agit d'un objectif à atteindre qui serait transversal à toute action de formation à distance. En formation à distance, il est indéniable que l'apprenant doive disposer d'une certaine capacité à assumer de manière autonome des tâches qui ne sont plus assurées par l'institution ni même par les tuteurs. Parmi elles, la planification de son apprentissage, le choix de ses stratégies d'apprentissage, l'accès et l'évolution dans l'environnement de la formation, l'aménagement de son espace d'étude... La capacité d'un apprenant à exercer son autonomie est pour une grande part liée à celle de sa pratique de la métacognition, à sa capacité à poser un regard réflexif sur lui-même en tant qu'apprenant. Aider l'apprenant à exercer son autonomie ne consiste donc pas à la réduire par excès d'interventions mais bien davantage à lui indiquer les moyens qui lui permettront de l'exercer. Les apports du tuteur sur ce point gagnent à être personnalisés et ne pas se limiter à la simple application générique des dispositions prévues par l'ingénierie tutorale. Celle-ci, si elle dresse un cadre d'actions pour le tuteur, ne doit pas dispenser le tuteur et l'apprenant de le questionner, de le négocier et de l'adapter aux besoins présents ou non, formulés explicitement ou simplement ressentis, de l'apprenant.

Une des difficultés réside dans le fait qu'un apprenant n'a pas toujours conscience de ses besoins de support. Il me semble, à l'exception de cas critiques qui peuvent amener à l'abandon de l'apprenant, préférable pour le tuteur de ne pas favoriser de manière systématique les actions proactives mais de cultiver au contraire une attitude d'écoute et de restreindre ses actions à la seule Zone de Développement Proximal. C'est-à-dire à n'apporter à l'apprenant que ce qu'il est en mesure de faire sien. C'est en adoptant une telle posture que le tuteur manifestera son respect à l'apprenant et ne cultivera pas la distance qui maintiendrait l'apprenant en situation inférieure et en état de dépendance. Il s'agit alors davantage pour le tuteur de susciter chez l'apprenant une réflexion sur ses besoins de support et de n'intervenir que lorsque ceux-ci sont clairement formulés par l'apprenant.

Mais alors, à quoi bon avoir procédé à une ingénierie tutorale s'il ne s'agit, dans la relation tutorale, que de négocier les interventions tutorales avec chaque apprenant ? N'existe-t-il pas un risque pour certains apprenants de ne jamais manifester leurs besoins et donc de ne jamais bénéficier de réponses adaptées de la part du tuteur ?

Cette contradiction entre le faire et le non faire de la part du tuteur, entre l'ingénierie tutorale et les interventions réelles du tuteur n'est qu'apparente. En effet, comme je l'ai déjà indiqué, il est souhaitable pour un tuteur de ne pas se cantonner à une seule attitude proactive ou réactive mais de les associer. D'autre part, la présentation des services tutoraux conçus lors de l'ingénierie tutorale remplit en elle-même un rôle de support. Le fait de savoir, pour un apprenant, qu'en cas de besoin, il peut bénéficier d'un soutien selon différentes formes concrétisées par la liste des services tutoraux, constitue en lui-même un premier support qui loin de brider l'autonomie de l'apprenant lui permet de l'exercer. C'est à partir des résultats concrets de l'ingénierie tutorale, des livrables produits (charte tutorale, scénarios d'interventions...) que le tuteur pourra penser et dimensionner ses actions envers l'apprenant mais il lui appartiendra toujours de décider de sa conduite en situation, en interaction avec l'apprenant. Ainsi, le tuteur ne peut être réduit à un hot-liner mais intervient bien comme formateur et pédagogue. C'est pourquoi, il est préférable de confier à certaines ressources matérielles (FAQ, messages automatiques, didacticiels...), conçues et réalisées durant la phase d'ingénierie tutorale, les interventions récurrentes de soutien à l'apprentissage.

Il peut être tentant pour une institution de réduire le tutorat à une liste d'interventions proactives ou réactives selon le profil de l'apprenant. En effet, cela permet de les envisager plus facilement par avance et donc d'en estimer le coût. Un des objectifs de l'ingénierie tutorale réside bien dans la détermination du modèle économique du système tutoral. Ainsi, pour tel type d'apprenant dont le profil aura pu être déterminé en début de parcours par une évaluation diagnostique, le tuteur n'aurait plus qu'à suivre une feuille de route spécifiant ses interventions. Si ceci n'est pas invalide, la seule application d'une telle démarche est bien invalide. En effet, elle présuppose que l'apprenant peut être réduit à un type particulier et qu'il n'en dérogera pas tout au long de la formation. Or, si les interventions prévues se révèlent efficaces, un apprenant pourra passer d'un type à l'autre. Il s'agit donc bien pour le tuteur d'être attentif à ces modifications et d'adapter son comportement en conséquence. Ceci n'est possible qu'à partir du moment où le tuteur ne se contente pas d'une vision typée de l'apprenant et que par conséquent il ne limite pas ses interventions à une feuille de route mais qu'il entre en relation « réelle » avec l'apprenant. Cette dernière ne peut être déterminée par avance dans la mesure où elle est le résultat d'interactions entre l'apprenant et le tuteur dont la succession et la variété amènent à des situations dont le nombre exponentiel nécessiterait pour être anticipé, ne serait-ce que partiellement, des coûts de conception bien au-dessus de ceux qui sont affectés généralement à l'ingénierie tutorale ou qui pourraient l'être.

La rétroaction aux travaux de l'apprenant
La rétroaction aux travaux de l'apprenant, que celle-ci se situe dans le cadre d'une évaluation sommative ou formative, est une des tâches importante du tuteur. Elle est de nature à participer à l'apprentissage de l'apprenant (cf. La rétroaction, support d'apprentissage ?). La rétroaction peut être modélisée sur différents axes, celui de sa modalité, de sa portée, de son style. Les choix qui la déterminent relèvent donc bien de l'ingénierie tutorale et à ce titre sont de nature génériques. Certaines institutions choisiront des rétroactions orales, d'autres écrites. Il sera spécifié au tuteur quels plans de support à l'apprentissage la rétroaction doit privilégier. Des indications de style de rédaction peuvent aussi faire l'objet de consignes aux tuteurs. Dès lors, quelle est la capacité de telle rétroaction a rejoindre l'apprenant dans ses besoins propres ? Ne préjuge-t-on pas de besoins non ressentis par l'apprenant ? Ne réduit-on pas l'exercice de son autonomie en lui imposant tel type de rétroaction plutôt que tel autre ?

Ces questions, si elles sont légitimes, me semblent plus théoriques que pratiques. En effet, la rétroaction aux travaux de l'apprenant n'intervient qu'au bout d'un certain temps durant lequel la relation tutorale s'est mise en place puis développée dans un sens ou un autre. Aussi, les prescriptions génériques définissant la rétroaction sont, elles aussi, à réinterroger par le tuteur à la lumière des échanges qu'il a eus avec l'apprenant. Une rétroaction de qualité est d'ailleurs très éloignée d'un corrigé type mais implique pour le tuteur de tenir compte des caractéristiques de l'apprenant. Ce n'est qu'à cette condition qu'elle pourra être personnalisée et donc jouer pleinement son rôle de support à la poursuite de l'apprentissage de l'apprenant. Ainsi, face à un apprenant ayant un exercice avancée de son autonomie, le tuteur interviendra de manière différente que face à un autre apprenant dont la zone proximale de développement est moins étendue. Là où il s'agirait éventuellement de rassurer ce dernier et de connoter affectivement la rétroaction, il en irait différemment pour un apprenant plus autonome, voire recherchant une indépendance certaine vis à vis de son tuteur.

Les interventions du tuteur à l'égard de l'apprenant sur le plan de support socio-affectif
Les interventions tutorales sur le plan socio-affectif sont pour la plupart, difficiles à modéliser et je pense d'ailleurs qu'il n'est pas souhaitable de le faire, sous peine de les rendre artificielles et non efficaces. Elles échappent donc, à mon sens, à l'ingénierie tutorale qui devrait se limiter à en postuler la possibilité. Cela ne revient pas à en sous estimer l'importance mais bien à admettre qu'elles ne sont pas définissables par avance, dans la mesure où elles sont totalement liées aux caractéristiques de chaque apprenant et à la relation tutorale dont le processus se révèle toujours particulier. Il n'y a guère que pour le soutien à un groupe d'apprenants engagé dans des activités collaboratives qu'un certain nombre d'interventions tutorales peuvent être modélisées à partir des apports de la sociologie des groupes restreints.

Le support affectif n'est pas toujours considéré comme important par les concepteurs qui sont attachés à la prééminence du contenu et de manière générale par toutes les personnes qui placent l'acquisition des connaissances au-dessus du processus de construction des connaissances. De nombreux apprenants ont également des pudeurs légitimes à reconnaître leurs besoins de support sur ce plan. De leur côté, les tuteurs sont davantage enclins à mettre en avant ce champ de leurs interventions lorsqu'ils sont amenés à témoigner de leurs pratiques. Il me semble que ce sont les tuteurs qui sont ici « dans le vrai ». En effet, un des premiers objectifs du tutorat n'est-il pas de rompre l'isolement de l'apprenant ? Or l'isolement, qui, certes, peut être cognitif, est d'abord social et affectif.

Les interventions sur le plan socio-affectif doivent néanmoins faire l'objet d'une grande prudence de la part des tuteurs. D'une part, il ne s'agit pas pour eux de jouer le rôle d'un psychologue qu'ils ne sont pas. D'autre part, ils doivent veiller à ne pas maintenir, par ce type d'interventions, l'apprenant dans un rapport de dépendance à leur égard. Peut-être encore plus ici que sur d'autres aspects du tutorat, la double question à laquelle le tuteur doit formuler des réponses actualisées et personnalisées pour chaque apprenant est celle-ci : est-ce que j'en fais assez ? Est-ce que je n'en fais pas trop ?

Illustration : Mosaïque d'Orphée, fin du IIe siècle, trouvée à Vienne (Isère) en 1859
Orphée, ayant ajouté deux cordes supplémentaires à sa lyre charmait les animaux sauvages et parvenait à émouvoir les êtres inanimés.

2 commentaires:

Alexis Lucas a dit…

Je reconnais effectivement la pertinence d'une expertise socio affective mais je crois que le débat est délicat parce que la question sous-jacente qui taraude le formateur, c'est celle de l'évaluation du stage :

dois-je construire mon propos pour qu'il satisfasse le besoin socio-affectif prééminent dans le jugement immédiat de la qualité de la formation, ou bien considérer qu'il n'est pas nécessairement formateur, cognitivement parlant, que l'on se centre sur le socio-affectif, et par là même, se dire que même si le stagiaire ne le perçoit pas immédiatement, il ne retiendra que ce qui l'aura aidé à construire une compétence.

Il faudrait deux niveaux à la rétroaction/restitution pour qu'elle soit immédiate et décalée, affective et distanciée.

Jacques Rodet a dit…

Il n'y a à mon avis aucune contradiction entre la prise en compte socio-affective de l'apprenant et l'exigence cognitive que l'on peut avoir envers lui.

Les niveaux que vous identifiez semblent assimilables aux évaluations à chaud et à froid.